_____Mahmoud 37 ans est originaire de Syrie et partage un studio avec trois compatriotes. Ex-chauffeur de ministre dans son pays, ex-boulanger en Jordanie, il est aujourd’hui ouvrier du batiment six jours sur sept, et on peut le rencontrer les fins de semaine métro Charonnes, place d’Italie ou à Bastille. _____Sans boutique ni pas de porte, dans son blouson, sous sa casquette frappés "Journal du Dimanche il vend à la criée : _____"Journal du dimanche, bonjour bonjour, bon appetit, bon courage… la semaine prochaine à République… "
_____Olivier, 24 ans, étudiant en maîtrise d’histoire à la Sorbonne. "Je suis livreur chez Domino’s depuis décembre. Avant ça, j’ai eu plein d’autres jobs : Carrefour, Mc Do (13 jours), Galeries Lafayette, j’ai vendu des chaussures boulevard St Michel, j’ai été serveur, commis, j’ai aussi travaillé à Londres… Au début, c’était pour me payer des voyages. Maintenant, c’est plus une nécessité : financer mes études, contribuer au loyer avec mon frère… _____Le costume, c’est clair : les gens t’identifient livreur de pizzas. Dans la rue, souvent, j’entends : eh, t’as pas une pizza pour moi ? _____J’ai un contrat de 18 heures, on est payé au Smic, mais on se fait des pourboires. Dans le 16e, ceux qui donnent le moins, ce sont les nobles… les "de" quelque chose. Sinon, les américains, eux, ils donnent toujours. Parfois, il y a des gens qui abusent, un jour, un type m’a demandé de descendre ses poubelles… _____"L’avenir, après la fac, franchement je ne sais pas quoi faire, comment m’orienter… "
_____Ali a 25 ans, manager depuis 7 ans chez Domino’s Pizza. Il vit toujours chez ses parents, "question de confort". Il a aussi un studio juste à côté du magasin, "question de pratique"._____"Le costume ? c’est l’amour du maillot ! T’es fier de le porter, ca veut dire que tu vas te donner à fond pour ton travail; je suis rentré dans la boîte comme livreur, pour un an, à temps partiel, j’étais encore étudiant. _____J’ai fait un an de médecine, je voulais devenir kiné, j’ai raté le concours. Finalement j’ai suivi une formation d’assistant... et l’histoire d’amour a commencé… _____J’ai été assistant pendant 2 ans, et maintenant ça en fait 4 que je suis manager : tu gères le magasin de A à Z pour un franchisé : stock, êtres humains, chiffre d’affaire, clients. C’est un boulot dur, lourd de responsabilités, limite trop de responsabilités, mais c’est une bonne école pour l’avenir”._____L’avenir ? “Un boulot dynamique, pas dans un grand groupe où je me perdrais dans la masse, un boulot avec des perspectives ".
_____Maryline, 18 ans partage sa chambre avec son petit frère (les affiches de foot, c’est à lui), son domaine à elle, c’est sous la mezzanine. _____Equipière depuis 3 mois chez Mc Donald, ses 20 heures de travail hebdomadaire répartis après ses cours et les week-end lui assurent une indépendance financière. _____"Aller au cinéma, pouvoir acheter ce qui me fait plaisir sans y regarder à deux fois… décharger ma mère de certaines dépenses. Le costume, ça ne me dérange pas. On arrive, on se change, ça aide à passer dans un autre univers, et après le travail, c’est pareil." _____Après son bac, Maryline projette de passer un an en Grande-Bretagne pour apprendre l’anglais, puis de s’inscrire en BTS Action Commerciale." Pour moi, Mc Do, c’est un passage… "
Jean a 35 ans, et 11 ans de Mc Do. «Je suis rentré comme équipier pour financer mes études d’économie. Aîné de ma famille, j’ai du travailler rapidement suite au divorce de mes parents. J’ai évolué rapidement, d’équipier, je suis monté «swing», puis je suis devenu manager». Fort de son ancienneté, c’est lui qui a vu défiler les costumes : "des chemises blanches, des bleues, des bleues avec des pois, des cravates unies, des rayées, avec ou sans logo... Tous les matins, je pars habillé en Mc Do. Ce que nous portons, nous les managers, c’est discret. C’est presque comme un costume de ville. Pourtant, dans mon quartier presque tout le monde sait que je travaille chez Mc Do. Parfois quand je fais mes courses, on me dit «bonjour monsieur Mc Do...»
jeunes gens, un peu de tenue !
JEUNES GENS... UN PEU DE TENUE ! LE COSTUME DE TRAVAIL...
ce TRAVAIL a fait l'objet d'une acquisition du MUSÉE DES ARTS ET TRADITIONS POPULAIRES pour ses collections, et d'une EXPOSITION au CENTRE d'ART CONTEMPORAIN de GENÈVE.
Il ont seize ou vingt-cinq ans et travaillent là où ils consommaient hier encore. Leur jeunesse voire leur couleur de peau les ont désignés pour être les officiants fringants (et souvent sous-payés) des grands-messes consuméristes et populaires d’aujourd’hui : ils sont vigiles pour magasins de vêtements, nouveaux préposés au service des Big Mac ou livreurs de pizzas... Seulement, dans la grande loterie des petits boulots, la majorité des jeunes passent aujourd’hui plus vite que leurs tenues. Le costume de "coéquipier" d’une enseigne de restauration habillera ainsi plusieurs serveurs, là où le boucher et le garçon de café d’hier usaient plusieurs habits identiques au fil d’une vie.
Ces tenues, que les jeunes doivent souvent blanchir eux-mêmes, les incitent-elles à faire corps avec leur entreprise et à intégrer le monde du travail, ou au contraire s’emploient-ils à cacher leurs vies derrière des costumes qu’ils chargent de porter seuls le poids de leur fonction et l’image de leur précarité ? Dans l’entreprise, la tenue est sommée de répondre aujourd’hui à plusieurs critères : exhiber une marque et son choix de valeurs (haut-de-gamme, innovant, conservateur...) ; répondre aux normes de sécurité et ne pas gêner les mouvements au travail ; illustrer le professionnalisme (propreté visible, évocation de la tenue de garçon de café...) ; désigner enfin clairement au client son interlocuteur, par les couleurs "flash" de la tenue comme chez Pizza Hut, ou par les éclairages braqués sur le salarié comme à Photo Service.
Les costumes professionnels sont devenus avec le temps l’illustration des enseignes plutôt que celle des métiers. Mais à Carrefour, Photo Service, McDo et ailleurs, les entreprises cherchent maintenant à innover de nouveau en cassant l’image trop mal vécue d’un salarié transformé par ses habits en porte-enseigne. On délaisse donc les couleurs flash (McDo), sollicite des couturiers de prêt-à-porter (Carrefour), on enlève la cravate imprimée au logo de l’enseigne (Photo Service)... Les jeunes sont invités parfois à personnaliser encore leur costume par de menus détails, ou bien se voient imposer un badge indiquant leur région de naissance, "pour créer un lien personnel avec le client". Mais, même indiscret, le jeu semble demeurer globalement insignifiant pour des jeunes à la fois critiques et fatalistes.
Grandis dans un univers de signes fabriqués par un marketing très agressif, ils voient dans leurs premiers jobs, au mieux, un accident nécessaire ou encore un prolongement rentable de leurs modes de vie. Sans complexe mais sans ostentation non plus, ils confirment dans leurs jobs une adhésion à une famille, non pas professionnelle, mais de consommation. Parce que c’est elle qui intègre en premier. Et à moins de faire une carrière de manager dans ces enseignes, la véritable intégration dans le travail, elle, ne viendra pour eux que plus tard et ailleurs.