art brut
Art brut : créateurs des bords de route / texte : Marion Rousset
Ils ne sortent pas des écoles classiques, sont « indemnes de culture artistique ». Bricoleurs, artisans, retraités, personnes anonymes, donnent une seconde vie aux déchêts : spontanéité, gratuité, ingéniosité.
Les mains d’André Hardy sont celles d’un bricoleur. Epaisses et rêches. Les doigts tordus par l’arthrite et les ongles noirs de terre. Pour raconter comment il s’y est pris pour façonner la multitude d’objets qui peuplent son jardin, les mots ne lui viennent pas. Il lui suffit de tendre ses paumes ouvertes vers le ciel. Ce retraité octogénaire habite avec son épouse, Thérèse, une maison perdue dans le bocage normand. Le long de la route qui mène jusque chez eux, un paysage agricole s’étire lentement. Enfilement monotone de coquettes demeures. A l’entrée du hameau, l’irruption de créatures joyeuses faites de bric et de broc vient soudain rompre cette verte mélancolie. Des dizaines d’années durant, André Hardy a usé ses phalanges à bâtir un empire sur lequel il règne aujourd’hui en toute modestie. Un monde hétéroclite foisonnant où se côtoient des animaux exotiques grandeur nature et des chapelles miniatures, une tour Eiffel en ficelle de lieuse et une charrue tirée par deux gros bœufs.
Cet étrange assemblage ne lui a presque rien coûté. A chaque fois, il s’est servi de matériaux de récupération trouvés dans les décharges ou cédés par les voisins, la famille ou les amis. Avant d’être remplacées par des déchèteries, les décharges étaient de véritables mines. « Je trouvais beaucoup de choses dans les dépôts d’ordures, maintenant tout est ramassé. » L’autruche est faite avec quatre roues de vélo, les réacteurs de l’avion avec des presse-purée, les montants de la véranda avec des tuyaux de poêle, la baleine avec de vieux lits en métal, le panier avec la chaudière de son père distillateur, la tête de cheval avec des moules données par le voisin. « Avec rien, il arrive à faire quelque chose », résume Thérèse. André crée des objets inutilisables, inutilisés, qui poétisent l’existence. Son épouse désigne avec malice une automobile immobilisée dans le ciment, incrustée de coquilles Saint-Jacques qui viennent d’un restaurant de la région : « Si vous êtes en panne, voilà une voiture. Mais je ne garantis pas qu’elle fonctionne ! » Le couple ne songe pas non plus à s’asseoir sur les bancs disséminés dans le jardin ni à manger sur la table habilement travaillée...
Hors système marchand
L’homme a interrompu son ouvrage il y a plus de dix ans. Il était devenu trop vieux pour grimper sur son escabeau. Il fait partie de la cohorte anonyme des créateurs d’art brut qui œuvrent loin des projecteurs, dans leur jardin, leur maison, leur village. Ces poètes du quotidien, qui ne sortent pas des écoles classiques, sont « indemnes de culture artistique ». C’est ainsi que Dubuffet, l’inventeur du concept d’art brut, dont la collection est exposée au musée de Lausanne, définissait les œuvres réalisées sous l’emprise de la folie, avant que l’étiquette n’englobe la production des autodidactes. « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime, c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle », disait encore Dubuffet.
Ces personnes hors norme ne se plient pas au système marchand. Et pour cause. Elles n’appartiennent pas à la société des artistes. Leurs créations ne transitent donc pas par les circuits habituels : galeries, musées ou autres institutions. De plus, elles ont souvent exercé un métier qui continue de subvenir à leurs besoins. Ce sont « presque toujours des retraités, anciens ouvriers, artisans, commerçants, plus rarement petits fonctionnaires », écrit Jacques Lacarrière dans Les Inspirés du bord des routes, un livre de photos et d’entretiens aujourd’hui épuisé. André Hardy est de ceux-là. « A l’école, j’étais bon en dessin mais mes parents ne pouvaient pas me payer des études à Paris », raconte-t-il. A seize ans, il devient donc commis de ferme, avant d’être embauché comme ferronnier d’art pour la Maison du bois, une entreprise du coin. Ses soirées et ses dimanches, il les passe à fabriquer des animaux : un cerf, puis un faisan, un paon, un daim, un mouton, mais aussi un chameau, un kangourou, un zèbre et un lion. Et par la suite un tas d’autres objets : avions et voitures, moulins et églises : symboles de son époque ou de son quotidien.
« Chez les artistes bruts, la biographie est toujours très importante », souligne Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint-Pierre. Depuis vingt ans, ce musée associatif installé au pied de la Butte Montmartre, à Paris, s’attache à montrer diverses formes d’art populaire. L’ambiguïté d’une telle entreprise, elle la conçoit aisément. « On ne vend pas, ce n’est pas notre but, mais malgré nous, on fait monter la cote », déplore-t-elle. Triste effet que celui-ci, s’agissant d’œuvres qui ne se destinaient pas à être vendues, ni même transplantées dans des musées. « Richard Greaves fabrique des cabanes au Québec qui ne sont pas habitables. On a toujours l’impression qu’elles vont s’écrouler. Elles sont liées à son environnement, la forêt, qui fait partie de lui-même. Il est donc difficilement concevable de les déplacer ailleurs », explique-t-elle. L’art brut est une invitation au voyage. Mais ce voyage ne ressemble en rien au rêve de Baudelaire. Il guide nos pas vers de paisibles contrées qui ne dégagent nul parfum d’exotisme. « Presque tous vivent dans des pavillons au point qu’on pourrait presque, à leur propos, parler d’un art pavillonnaire. Voilà le monde terne et sans folie où brusquement surgit un dinosaure au milieu d’un parterre, un lion parmi les graviers roses, une sirène sur une pelouse amidonnée. », telle est la description qu’en donnait Jacques Lacarrière.
Du temps à tuer
De l’autoroute qui mène à Calais, on peut apercevoir une surprenante installation : un toit hérissé d’avions et six ou sept canons appuyés contre une haie bien taillée. Pour s’en approcher, il faut traverser une méchante zone industrielle. Le ciel est lourd et nuageux. Des champs humides s’étendent à l’infini. Des tracteurs dorment devant des granges. A l’intérieur des rares bâtisses en briques rouges, des agriculteurs sont rentrés déjeuner. Un garagiste s’affaire dans son entrepôt. Les deux frères de « la ferme aux avions », il les connaît. Leur maison est située un peu à l’écart, au bout d’une impasse qui débouche sur l’autoroute. Le bruit continu des moteurs vrille le cerveau. Là, en plus des avions et des canons, on découvre des fusées pointées vers le ciel, ornées de l’inscription NASA, ainsi qu’un énorme char d’assaut planté au milieu du jardin. Un arsenal militaire inoffensif fait de pièces de machine à laver, d’enjoliveurs, d’extincteurs, de radiateurs et de roues de tracteurs. Des figurines ont été découpées dans de fines planches de bois. étranges hôtes que ces têtes de soldats accrochées au mur : « Un officier français, un tirailleur marocain et un autre sénégalais », précise le frère de l’auteur. « Beaucoup disent qu’on est des belligérants, alors que ce n’est pas vrai. » César Vanabelle tient à le préciser. Comme son aîné, il a connu deux guerres mondiales, mais ne les a pas faites. Il n’est même jamais monté dans un avion. C’est lui qui a pris l’habitude de raconter l’histoire. Arthur, lui, en a un peu marre. Alors César récite : « Tout a commencé par une girouette en forme d’avion sur le toit. Comme on était cultivateurs, on avait besoin de voir la direction du vent. Quand il vient du sud-ouest, c’est qu’il va pleuvoir. Puis, il a voulu en faire plus. Il en a mis un peu partout. Les premiers datent des années 1960. Il ne voulait pas fabriquer de voitures, il trouvait qu’il y en avait déjà assez. » On le comprend sans peine. Cette autoroute apparue dans les années 1970, alors qu’il habitait déjà cette maison avec son frère et sa sœur, avait de quoi l’en dégoûter. Avant de céder leurs dix-sept hectares de terres labourables et de prairies pour prendre leur retraite, les deux hommes cultivaient le blé, les céréales, les pommes de terre, la betterave et les pois. Ils élevaient aussi des porcs, cinq ou six vaches et trois cents poules. Lorsqu’il pleuvait, Arthur avait du temps à tuer. Surtout depuis qu’il ne participait plus à l’orchestre du village. Alors pour tromper l’ennui, il se mit à bricoler, tout seul dans son hangar. Un avion, il n’en a vu un en vrai qu’une seule fois. C’était en mai 1940, il venait de s’échouer dans un champ voisin. « Ce n’est pas compliqué ! Il y a des ailes et des roues. » A l’évidence, son humilité n’est pas feinte. Il s’excuserait presque de ne pas savoir souder.
Vivre de son art ?
A quarante-sept ans, Dominique Gay fait partie de la jeune génération. Il a postulé à la déchèterie, mais il s’y est pris trop tard. Résultat, il fait le ménage tous les matins dans un collège de Gennevilliers, en banlieue parisienne. Cet ancien responsable informatique a travaillé dix-sept ans en milieu hospitalier. Harcèlement, chômage, dépression... En trois ans, le salon qui lui sert d’atelier a subi une invasion de créatures légendaires grimaçantes. Il les appelle ses « chimères ». Son appartement en est plein à craquer. « C’est venu tout seul. Je cherchais à me vider la tête. Rien de plus. » Mais il a fini par trouver un but très clair : il veut vendre. Du grand marché de l’art de Bastille à celui de Chatou, il tente de se constituer une clientèle. « J’ai beaucoup de psy. Une cliente m’a confié récemment un bijou fantaisie et sa croix de communiante pour que je m’en serve. La ville de Gennevilliers m’a aussi passé une commande de mobilier. » Il ne fréquente pas les milieux parisiens, mais il aspire désormais à vivre de son art. Cette volonté le distingue de ses prédécesseurs.
Des œuvres fragiles
Les œuvres d’André Hardy et Arthur Vanabelle ne se monnayent pas. Chez eux elles sont, chez eux elles resteront. Mais avec l’âge, ils ont fini par leur accorder moins d’importance. « Depuis qu’il est tombé malade, il s’en désintéresse », constate César. Ils se contentent aujourd’hui de réparer les objets cassés et de passer un coup de peinture dessus. Si le Palais idéal du facteur Cheval ou les Rochers de Rotheneuf de l’abbé Fouré ont été conservés, c’est parce qu’ils sont gravés dans la pierre. Mais les œuvres plus fragiles finissent par disparaître, quand elles ne sont pas sauvées par un collectionneur. « Que ce soit conservé, ça ne nous tracasse pas, affirme Thérèse. On en a profité. Après, ce n’est pas la peine de se rendre malade. »
texte de marion rousset / article complet disponible ici