la conquête de l’est
25– Au XIXe siècle, la bourgeoisie a créé ses propres villes nouvelles, comme Le Vésinet ou Maisons-Lafitte. Elle y a importé un mode de vie homogène à un cadre urbain conçu par et pour elle. Les villes nouvelles d’aujourd’hui, ayant vocation à accueillir une population plus diverse, se cherchent plus difficilement.
– Des grues se dressent à l’horizon. Un engin de chantier offre une touche de couleurs vives dans un paysage en camaïeu. Des appartements sont à vendre. La ville est en devenir. Les ouvriers du bâtiment sont, dans les rues dissuasives aux piétons, plus nombreux que les résidents.
– Sur la place centrale, dominée par une cariatide au poing levé qui ne soutient rien mais décore la façade d’un hôtel, le minéral triomphe. Une maigre végétation alibi a été confinée dans des jardinières en ciment. Les passants se hâtent et semblent peu désireux de s’attarder. Seules stationnent les boules en béton, censées dissuader l’invasion automobile.
– Ailleurs de vastes étendues gazonnées et une pièce d’eau tentent de réintroduire la nature à grande échelle. L’opération, bien policée et tirée au cordeau, n’est guère convaincante. Cette nature assagie doit refuser toute fantaisie pour se faire accepter par un urbanisme dont la froideur étonne.
– Au-dessus d’une ligne de crête, une tête de cow-boy surprend et évoque les grands espaces de l’Ouest américain. À cheval, la police municipale en patrouille peut ainsi donner un petit air de western à cette cité des confins. Le tracteur en activité et les champs labourés comme la rame du RER en rase campagne soulignent l’isolement. Les maisons au loin, le plan devant lequel un visiteur essaie de trouver son chemin, annoncent pourtant la ville dressée à l’horizon.
– Les villes nouvelles, conçues ex nihilo par des spécialistes pris dans la logique de leurs champs professionnels, l’architecture, la planification ou l’urbanisme, répondent plus ou moins à la diversité des attentes de ceux qui y vivront. D’où ce sentiment d’imperfection, d’inachevé, de vacuité floue que l’on ressent à les parcourir. Le paysage urbain et l’organisation de la ville sont plus difficiles à concevoir lorsque les modes de vie des futurs utilisateurs sont hétérogènes.
– Ce qui ne risque guère d’arriver avec la grande bourgeoisie qui utilise non seulement le principe de la cooptation pour gérer le peuplement des quartiers où elle habite, mais y recourt encore pour choisir les responsables des opérations de construction et d’urbanisme qui lui sont destinées. Elle peut ainsi assurer l’homogénéité de ses conditions de vie et de ses dispositions.
Monique et Michel Pinçon-Charlot, sociologues. in REGARDS, novembre 2005.